André Guex est né le 8 mai 1904, à Vevey. Il étudie à l’Université de Lausanne, où il obtient un doctorat en Lettres. Il enseigne au collège puis au Gymnase Classique à Lausanne (1934-1965).

André GuexAndré Guex a été, sa vie durant, un passionné de navigation et de montagne. Le lac Léman et le Valais sont ses terrains d’exploration. Il a également voyagé en Finlande, Grèce, Corse. Ces lieux, tant familiers qu’étrangers, seront au centre de ses écrits. Son écriture est celle du poète qui essaie de raconter des événements vécus, des expériences humaines…

En 1956 il reçoit le Prix Schiller et en 1983, le Prix des écrivains vaudois pour l’ensemble de son œuvre.

Il décède à Vevey le 7 avril 1988.

Celui qui nous préoccupe ici est donc un poète humaniste, et surtout l’amoureux de ce lac Léman qui a bercé son enfance:

Mais il est temps de lui donner la parole:

C’est aux bateliers, aux « bacounis », que le Léman, pendant longtemps, pendant plusieurs siècles, a le plus livré de lui-même. Ces hommes comprenaient le lac, ce qui est beaucoup plus rare que de savoir naviguer; ils avaient reçu de lui cette habileté accomplie qui permettait au « Zoulou »(1) à la ceinture rouge de ramener par gros Vent d’Ouest au port de La Tour(2), grand comme un mouchoir, son bâtiment de 130 tonneaux, l’Espérance, sans casser un œuf. A moins de cent mètres du goulet d’entrée, la barque(3) portait encore deux cent mètres carrés de voile rouge à moitié carguée, l’étrave mordait l’écume et la lourde coque s’arrêtait sur son erre, pointe au vent, à deux mètres des jetées. Une ancre mouillée, une amarre jetée à terre et l’Espérance prenait sa place comme un enfant sage. Du beau travail de barreur qu’aucun homme sur le lac ne saurait faire encore; il y fallait un sentiment aigu et juste des forces et des masses en jeu; il y fallait le sens de l’eau, ce fils du temps et de l’observation.

Obscurément, inconsciemment, le gamin que j’étais, appuyé contre le vent d’ouest à l’extrémité de la grande jetée, les yeux ouverts sur la belle manœuvre, apprenait que les hommes doués de cette adresse élèvent les travaux de la terre et de l’eau, que cette grande habileté honore le gagne-pain et le rachète. Plus tard, j’ai compris que cette connaissance du lac, faite de tradition accumulée, d’amour-propre individuel et d’honneur professionnel avait l’amour à sa base, ennemi de la hâte, mûrissant les arts comme le soleil les fruits. Les conditions de cette maîtrise vivante, une civilisation intelligente les préserverait avec le plus grand soin.

J’ai toujours cherché à les approcher, ces patrons de barque, tous beaucoup plus vieux que moi, ces hommes qui tiraient des filins, pas des ficelles, et qui savaient tenir le lourd timon. A tous, une longue intimité avec la nature, condition indispensable à la pratique d’un art, avait donné quelque chose d’un peu farouche et de grave, une âme rude, peut-être méfiante, mais sensible, et jamais vulgaire. Plusieurs d’entre eux m’avaient dit; « Tâchez de voir un jour J. Rubin d’Evian, personne n’a connu le métier comme lui. »

Mais quand enfin j’ai frappé à la porte de sa petite maison sur la rive de Savoie, sa fille était seule et elle était habillée de noir. Je lui ai dit pourquoi j’étais venu, elle m’a fait entrer dans une chambre très simple, donnant sur un plantage(4). Deux modèles de voiliers sur une console évoquaient les travaux des veillées de l’hiver, des rares veillées où le gel et la neige, fermant les carrières, immobilisaient aussi les barques. Et la fille de J. Rubin déposa devant moi un cahier noir, cartonné, en me disant: « Quand il avait le temps, papa écrivait toujours; je crois que ce cahier vous intéressera, regardez-le, je vous laisse seul. »

Cinquante pages manuscrites étaient devant moi, de cette écriture soignée, des hommes simples et intelligents qui ont quelque chose à dire et pensent qu’il vaut la peine d’écrire bien. Ces pages, c’était en somme un manuel à l’usage des patrons de barque, des conseils à ceux dont le métier était de mener les pierres, à la voile, en toutes saisons, de Meillerie à Genève; c’étaient quarante ans d’expérience du lac.

Les vents étaient là, enfermés dans ces pages, et les signes qui les annoncent, et le temps qu’ils annoncent. Plus haut, j’ai longuement raconté ces vents et leur humeur, il s’agit ici d’autre chose; dans ce cahier noir, je retrouvais pour les voir les yeux d’un homme qu’ils faisaient vivre. De mémoire ou presque, je n’ai osé prendre que de si brèves notes dans cette chambre habitée par le deuil, je cite:

« Le Molan souffle comme un éventail en face du Creux-de-Genthod. »

« Le meilleur indice du Joran est la cape de nuages blancs qui se forment sur le Jura. Le sommet de la montagne est couvert d’un bourrelet de nuages blancs comme du coton qui descendent progressivement du côté du lac. »

« Pronostic de la Bise: on voit sur les côtes suisses les ombrées, l’ombre des nuages sur le sol, courant comme d’immenses taches sombres; puis les nuages se massent sur Mémise, comme un bourrelet de coton; c’est la cape. »

« Signe distinctif du Vent: une cape sur Villeneuve et le soleil se lève et se couche rouge comme du sang. Le vent d’ouest souffle plus fort sur la côte suisse, mais les vents légers, les Vents Blancs ou Vents Feuillards, sont plus frais sur la côte de Savoie. Par vent d’ouest, vers la fin de la journée, le batelier peut s’attendre, près de la côte suisse, à des passées de Joran. »

« Pronostic de la Vaudaire: elle est pressentie par un Rebat violent, naissant à Tourronde et plus fort que le Vent. »

Quand les hommes du lac parlent du Vent, il s’agit toujours du vent de sud-ouest; c’est le plus pesant, le plus régulier des vents du lac; c’est le vent du mauvais temps, il apporte la pluie et, quand il souffle, le lac qui roule semble couler, fuir devant lui-même et se rappeler qu’il est un fleuve.

André Guex  « Léman » 1947

Je vous invite ici à revoir ce merveilleux conteur nous parler lui-même de ses chers vents du Léman, car la TSR vient de mettre en ligne une archive de l’émission « Les visiteurs du soir » de 1984 fort justement intitulée « André Guex: Parlez-moi du vent » : http://www.rts.ch/archives/tv/culture/visiteurs-du-soir/3476800-les-vents-du-leman.html

Une mine d’informations historiques, ethnologiques mais aussi pratiques, à découvrir ou à redécouvrir avant votre prochaine navigation sur le lac!

JF Traini

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(1) Isaac Grognuz dit « le Zoulou » était une figure parmi les bacounis… Écoutons ce qu’André Guex nous en dit:

« Souvent les bateliers veillaient avec nous et racontaient, ou inventaient des histoires. Car La Tour était un vrai nid de barquiers et les Grangiers, les Grognuz, les Mamin avaient vécu et vivaient encore maintes aventures. En bons conteurs, il leur arrivait de les orner. Le plus Marseillais d’entre eux, Isaac Grognuz, n’avait qu’un seul nom, le Zoulou, et quand il descendait à terre après avoir contrôlé l’amarrage de son bâtiment, l’Espérance, tirant sur ses chaînes par gros vent d’ouest, après avoir remonté sa ceinture rouge d’ouvrier italien qui soutenait un ventre assez rare dans ce métier, il nous jetait volontiers à la ronde une remarque sur un retour mouvementé: « Quand on était au sommet des vagues, on voyait cinq lacs(5), et quand on était dans les creux, on ne voyait plus le Grammont » Un autre jour, il accusait un banc de perchettes d’avoir bloqué l’Espérance pendant près de vingt-quatre heures devant Saint-Prex. Et il ajoutait: « On a bien essayé de remorquer avec le naviot, mais les rames tombaient toujours dans le même trou. » Un jour, sur le glacis du port, il est interpellé par un douanier inaugurant une paire de jumelles dont le corps des gabelous vient d’être doté: »Avec ça, je distingue un petit troupeau de chèvres à Mémise! » – « Je les vois bien, riposte le Zoulou, il y en a huit. » – « Tu peux les compter à l’oeil nu? » – Bien sûr, je compte les pattes et je divise par quatre. D’ailleurs, je deviens presbyte, quand je regarde l’heure à l’église de Saint Gingolph, je ne vois plus que la petite aiguille. »

Il y avait la galéjade, la hâblerie du Zoulou. Il y avait aussi des pointes de cet humour vaudois qui ne ressemble qu’à lui même et où se mêlent intimement la naïveté feinte et une philosophie de la vie, celui du vieux pêcheur sermonnant son fils étudiant et qui, tout le monde le savait, flirtait avec le fille du Kronprinz, en séjour à l’Hôtel des Trois-Couronnes: « Tu peux sortir avec qui tu voudras, mais souviens-toi que je ne veux pas de Hohenzollern dans la famille. » Ou la réponse du batelier dans le hangar de qui les gendarmes découvrent une enclume volée: « Tu l’as trouvée où? » – « Elle flottait au large du Rhône! » André Guex « Surnom et silhouettes » 1960 – 1980.

(2) La Tour de Peilz, qui accueille depuis 1975 la « Régate des Vieux Bateaux », plus ancien et plus important rassemblement de bateaux classiques sur le Léman.

(3) Barque (de Meillerie), le plus grand des bateaux de travail à voiles latines assurant le transport commercial sur le Léman. La cochère et le brick sont plus petits. Le naviot est leur annexe à rames.

Les autres embarcations courantes sont des canots (de pêche ou de plaisance). Un canot gréé est une chaloupe, qui est donc l’appellation lémanique de tous nos voiliers de plaisance…

(4) Un verger… Rien à voir avec l’informatique moderne.

(5) Lac Léman, lac de Neuchâtel, lac des Quatre-Cantons, lac de Zurich, lac de Constance sont les cinq principaux lacs suisses.